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Guerre en Ukraine : pourquoi les dépôts de munitions ennemis sont devenus des cibles privilégiées pour Kiev et Moscou

Article rédigé par Luc Chagnon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Des munitions des milices prorusses de la région de Louhansk, en Ukraine, le 4 avril 2022. (VIKTOR ANTONYUK / SPUTNIK / AFP)

Les deux pays visent les stocks de l'adversaire pour limiter ses capacités offensives et perturber sa logistique. La Russie possède davantage de réserves, mais l'artillerie occidentale récemment livrée à l'Ukraine rééquilibre le rapport de force.

Ces attaques sont presque devenues quotidiennes. Ces dernières semaines, de violentes explosions illuminent régulièrement le ciel nocturne des territoires ukrainiens occupés par les forces russes, notamment dans les régions de Louhansk, à l'Est, et de Kherson, au Sud. L'une des dernières en date s'est produite dans la nuit du 10 au 11 juillet à Nova Kakhovka, où Kiev affirme avoir détruit un entrepôt de munitions russe.

Les stocks de munitions de l'ennemi sont devenus l'objet d'un jeu du chat et de la souris constant entre Kiev et Moscou. Pourquoi ces dépôts de munitions sont-ils devenus des cibles privilégiées ?

Parce que les stocks de munitions sont limités des deux côtés

Après une première phase très mobile dans les premières semaines du conflit, c'est aujourd'hui sur l'artillerie que comptent surtout les deux camps pour progresser et défendre leurs positions. "C'est une guerre d'artillerie maintenant", affirmait en juin le responsable du renseignement militaire ukrainien, Vadym Skibitsky, dans le quotidien britannique The Guardian*. "Dans tout conflit classique, l'artillerie finit toujours plus ou moins par prendre une place importante. Le contrôle de l'approvisionnement devient alors crucial", rappelle à franceinfo Christine Dugoin-Clément, chercheuse associée à la chaire "risques" du laboratoire de recherche IAE de Paris-Sorbonne Business School.

D'autant que "les deux camps utilisent énormément de munitions", affirme Dara Massicot, chercheuse spécialiste de l'armée russe au sein du think tank américain Rand Corporation. Vadym Skibitsky déclarait en juin que Kiev utilisait entre 5 000 et 6 000 obus par jour, tandis que la Russie en aurait envoyé près de 45 000 en une journée rien que dans le Nord et l'Est, d'après un général ukrainien cité par le Kyiv Independent*.

Le risque est alors d'épuiser ses stocks. L'Ukraine utilisait principalement du matériel hérité de l'URSS au début de la guerre, mais "elle a complètement épuisé ce type de munitions" selon Christine Dugoin-Clément. Elle dépend aujourd'hui principalement du matériel livré par ses soutiens occidentaux. En juin, les Etats-Unis assuraient avoir déjà livré plus de 260 000 obus compatibles avec les pièces d'artillerie de l'Otan. Mais ce soutien n'est pas nécessairement suffisant.

"On manque d'informations sur l'état des stocks ukrainiens, mais le manque de munitions est tel qu'il force parfois Kiev à faire des choix entre les opérations qu'elle veut mener."

Dara Massicot, spécialiste de l'armée russe

à franceinfo

"Kiev craint aussi que l'aide occidentale s'essouffle", explique Christine Dugoin-Clément. Elle évoque "le risque de lassitude des Occidentaux, le coût que la guerre représente pour eux, et même la difficulté de produire rapidement : les filières de l'industrie militaire fonctionnent souvent déjà en flux quasi tendu."

La Russie possède beaucoup plus de munitions, selon Dara Massicot, mais elle en utilise aussi beaucoup plus, et doit donc en fabriquer assez pour tenir ce rythme sur la durée. La chercheuse américaine estime que "l'industrie russe aura de quoi renflouer son stock de munitions les plus basiques. Mais pourra-t-elle le faire assez rapidement ?" Elle ajoute que l'industrie militaire russe "n'a pas eu à tenir ce rythme depuis des décennies".

D'autant qu'elle pourrait aussi manquer de certains éléments. Les missiles à guidage de précision qu'elle fabrique utilisent de nombreux composants occidentaux aujourd'hui bloqués par les sanctions, d'après un rapport* du think tank britannique Royal United Services Institute. Kiev affirme* que la Russie utilise moins de missiles aujourd'hui qu'au début du conflit, et qu'elle a utilisé des missiles sol-air* ou anti-navire* pour attaquer des cibles au sol, ce qui peut être interprété comme un signe d'affaiblissement des stocks de munitions plus adaptées, d'après le ministère de la Défense britannique. Détruire un entrepôt de munitions de l'ennemi, c'est favoriser ces pénuries.

Parce que l'Ukraine peut attaquer des cibles plus lointaines avec ses nouvelles armes

Il y a encore peu de temps, c'était principalement la Russie qui s'attaquait aux dépôts ukrainiens. "Les usines d'armement et les entrepôts étaient des priorités de Moscou dès le début de la guerre", explique Dara Massicot, spécialiste de l'armée russe. Elle en prend encore pour cible régulièrement, comme lorsqu'elle a affirmé avoir frappé un dépôt à Sloviansk le 10 juillet.

Mais ces dernières semaines, c'est au tour de Kiev de viser les stocks adverses. L'armée ukrainienne aurait détruit près de 20 entrepôts de munitions russes dans les régions occupées du Donbass et du Sud entre le 8 juin et le 8 juillet, d'après le média ukrainien Kyiv Independent*. Rien que le 12 juillet, les forces de Kiev en ont détruit six, d'après un responsable ukrainien cité par le média biélorusse indépendant Nexta*. Ils en avaient fait exploser quatre autres deux jours avant, selon les forces armées ukrainiennes*. Kamaz, Donetsk, Nova Kakhovka... Sur les réseaux sociaux comme Twitter et Telegram, les vidéos qui affirment montrer des dépôts de munitions russes en flammes se multiplient.

Une bonne partie de ces cibles étaient hors d'atteinte de l'artillerie ukrainienne il y a encore quelques semaines, car situées à plusieurs dizaines de kilomètres derrière la ligne de front. Mais l'arrivée des systèmes d'artillerie occidentaux de longue portée, comme les Caesar français et surtout les Himars américains, a changé la donne. "Ils permettent de frapper plus en profondeur en territoire occupé que d'autres systèmes d'artillerie, et ainsi viser des points stratégiques comme des dépôts de carburant, de munitions ou des plateformes de logistique et de maintenance russes", explique Christine Dugoin-Clément. "Ils sont également très mobiles et peuvent se déplacer rapidement avant et après le tir, ce qui complexifie les contre-attaques russes", ajoute la spécialiste.

"Il est souvent difficile de savoir quel type de missile frappe ces entrepôts", souligne cependant Dara Massicot, qui rappelle que l'Ukraine utilise également des missiles ballistiques de plus courte portée. Mais "les analystes russes sont très remontés contre les Himars", note la chercheuse. C'est par exemple un système Himars qui a permis à l'Ukraine de bombarder l'entrepôt de munitions russe à Nova Kakhovka, d'après un responsable ukrainien cité par la BBC* et l'ambassade russe au Royaume-Uni sur Twittter*.

Ces frappes loin de la ligne de front peuvent cependant faire des victimes collatérales, car les entrepôts sont parfois situés à proximité de populations civiles, au mépris d'un des protocoles additionnels de la Convention de Genève. Les forces d'occupation russes affirment que la frappe ukrainienne à Nova Kakhovka a fait au moins sept morts civiles, ce que dément Kiev, qui évoque 52 victimes militaires. Moscou a de son côté justifié la frappe sur le centre commercial de Krementchouk, qui a fait au moins 20 morts civiles le 28 juin, en affirmant qu'il hébergeait des munitions.

Parce que cela complique la logistique de l'ennemi

Perturber la disponibilité des munitions, c'est aussi agir sur un domaine essentiel à la victoire : la logistique. Si la Russie veut protéger ses stocks de munitions de l'artillerie ukrainienne, elle va devoir les déplacer plus loin du front. Mais cela complique leur transport : elles sont en général chargées à la main dans un train puis déchargées dans des entrepôts, souvent placés à proximité des gares. Elles sont ensuite déplacées manuellement dans des camions qui les transportent près du front, comme l'explique l'analyste militaire Thomas Theiner sur Twitter*. Tout cela demande du temps, de la main-d'œuvre et des ressources.

Plus les entrepôts sont loin des lignes de front, plus le transport en camion sera donc long, coûteux en carburant et dangereux. "C'est une des plus grosses erreurs que la Russie avait faites au début de la guerre", rappelle Christine Dugoin-Clément : "Elle avait trop étiré ses chaînes logistiques, ce qui avait permis à l'Ukraine de les cibler plus facilement". Peu importe la quantité de munitions dont dispose la Russie si elle ne peut pas les transporter jusqu'à ses troupes.

Face à la menace sur leurs entrepôts, les deux camps tentent de s'adapter. "L'armée ukrainienne déplace et disperse ses éléments pour éviter de les concentrer en une seule cible facile", décrit Dara Massicot. "La Russie a déployé davantage de systèmes de défense anti-aérienne S-400", ajoute Christine Dugoin-Clément. Mais leur efficacité est sujette à débat. Igor Girkin, un ex-officier russe favorable à une guerre encore plus violente contre l'Ukraine, affirme sur Telegram (en russe) que "les systèmes de défense anti-aérienne russes (...) se sont révélés inefficaces contre les frappes massives de Himars""Quels que soient les problèmes que subit la Russie, la situation de l'Ukraine est pire", rappelle cependant Dara Massicot. "C'est un combat jusqu'à ce que l'un des deux s'épuise." Ou épuise ses réserves.

* Ces liens renvoient vers articles ou des contenus en anglais.

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